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Le dispatch a un rôle crucial dans la livraison, il est tout ce que le coursier ne peur gérer quand il roule, en plus d’avoir une vision globale sur les livraisons. Le dispatch reste au bureau de l’entreprise. Il crée les shifts des coursiers (les créneaux de travail dans la semaine), il s’occupe de réceptionner les prises de commande, de les organiser en fonction de leur priorité et de programmer ensuite les tournées. Il peut ainsi prévoir des coursiers en renfort si le nombre de commandes le nécessite, ou inversement, prévenir les coursiers qu’il n’y a pas assez de commandes pour tous. Pendant une journée de livraison, le dispatch reste en constante communication avec les coursiers, par le biais d’appels réguliers ou par message. Il connaît la position et la trajectoire de tous les coursiers, et également ce qu’ils transportent avec eux. Il reste autant en alerte qu’un coursier dans la circulation, il est continuellement sollicité, entre l’appel d’un coursier qui rencontrent une difficulté de livraison — destinataire absent, erreur de pli, colis endommagé, mauvaise adresse… —, en fonction des situations le dispatch appel le client (l’expéditeur), le destinataire et rappel le coursier en décidant d’une solution, retour du pli au bureau pour une livraison un autre jour, livraison plus tard dans la journée… Dans la journée, le dispatch peut recevoir de nouvelles commandes de livraisons qu’il réattribue aux coursiers immédiatement si nécessaire. Qu’il choisit en fonction de son trajet actuel par rapport au lieu de pickup et lieu de drop du nouveau pli, mais également si le coursier a la place d’accueillir le pli dans son sac ou sur son vélo cargo s’il est trop volumineux ou lourd. Le dispatch est le lien indispensable pour les coursiers entre la livraison sur le terrain et la logistique dans le bureau. On pourrait penser qu’il est le supérieur hiérarchique des coursiers. Il serait plus juste de le comparer à un chef d’orchestre, mais pas seulement, il se doit d’être coursier de temps en temps, pour ne pas installer de hiérarchie entre coursier et dispatch, pour continuer à enrichir sa connaissance de la ville et pour rester au plus proche du terrain même étant derrière son bureau.
Renaud est dispatch et coursier chez Cargonautes (ex-Olvo) depuis 2019, et travaille dans le milieu de la livraison à vélo depuis 2004.
Aujourd'hui, le 3 juillet 2021, il s'occupe du Dispatch.
Renaud — Aujourd'hui je suis au dispatch, je me charge d'attribuer et de suivre les coursiers lors de leurs tournées.
Là c'est vraiment une journée calme, on a pas beaucoup de course de prévu. On aura le temps de discuter ensemble.
Louis – Super ! Pour commencer, est ce que je peux t’enregistrer ?
Renaud — Oui, je le regretterais après, mais ce n’est pas grave [rires].
Louis – [On est dans la salle du Dispatch. Sur un bureau avec deux écran. L'un affiche une carte avec les courses
en cours et l'autre alterne entre des fiches clients et une playlist Youtube] Tu peux me présenter les outils de ton poste ?
Et comment tu travailles avec ?
Renaud — Oui. Alors de base, tu as juste un écran vierge. Alors tu as les points bleus ce sont les personnes actives,
en faite, donc tout ça, c’est les personnes entrain de rouler [me les montre sur l’écran], il faut bien faire la distinction
entre les étiquettes comme ça et les points.
Louis – C’est leur position en temps réel ?
Renaud — Renaud – C’est leur position en temps réel, ouais ouais. On a accès à l’historique des déplacements,
après on ne l’utilise pas, ce n’est pas dans un souci de flicage, c’est plus dans un souci de… Bah si tu as une course qui tombe,
direct tu vois qui est le plus proche.
Donc ensuite, en violet c’est toutes les courses assignées, c’est-à-dire qu’elles sont déjà dans des tournées.
Euh voilà, là c’est dans la tournée de Yorlan (à vérifier l’orthographe), celle-ci, on peut voir tout de suite,
c’est dans la tournée de [clic] de Patrick. Voilà, donc il y a l’ordre des points, il est là [clic]. Alors là,
c’est assez bizarre [marmonne en cliquant à de part et d’autre de son écran] je sais pas. Bref. Voilà, tu vois un peu les tournées des gens.
Et attends [continue à cliquer].
Mmmh ! Donc ensuite après les tournées en cours, tu as les points en transit, donc c’est les points en cours.
C’est-à-dire que là par exemple, Pauline son prochain point, c’est celui-ci. [clic sur les différents coursiers qui roulent]
Rone c’est ça. Voilà, Patrick son prochain point c’est ça. Donc tu sais, voilà, où ils vont aller.
Ici, on a aussi, par exemple si l’on s’attarde sur Patrick, on a les estimations horaires des heures de passage.
Ce qui est pas mal, ça nous permet d’identifier, par exemple celui, bon alors celle-ci elle est annoncée comme un point de vigilance,
elle va être quand même dans les temps, mais si jamais, pour assurer le service et donc une livraison à la bonne heure.
Tu peux parfois inverser deux points, quand tu vois qu’il y en a un qui va être un peu en retard.
Alors, ça sera peut-être un poil plus long pour le coursier, mais au moins on assure le service.
Louis – Et du coup en gris, c’est l’estimation du créneau de livraison ?
Renaud — Renaud – C’est par rapport aux créneaux, c’est quand ça va arriver dans le créneau, normalement. C’est ça.
Louis – Là [je pointe une petite barre grise], le créneau de livraison est court alors que l’autre
[je pointe une grande barre grise] t’as toute la journée pour livrer ?
Renaud — Alors, en faite… Euh pff non ! Je ne sais même pas, c’est un peu bizarre.
Ça, on ne l’utilise pas en faite. Mais effectivement, ça doit correspondre aux créneaux, après ce n’est pas…
Louis – Et toutes ces données de livraison, c’est toi qui les remplis en tant que dispatch ?
Où ça se remplit plus ou moins automatiquement quand le client passe sa commande ?
Renaud — Ah, les prises de commande ! On a un outil de prise de commande.
Louis – Qui fait partie du logiciel OnFleet ?
[Long silence]
[Renaud répond à un message d’une de ses coursières, qui lui demande des précisions sur son lieu de drop/de livraison]
Renaud — Donc là, on a un petit chat qui est direct dans l’application.
[Il lui envoie les infos et valide sa course]
Renaud — Ok, donc en violet c’est tout ce qui est en cours. Donc voilà en gros là, pendant la journée on doit…
Bon alors là le truc, c’est que tous ces points-là, à part celui-là, tous les autres c’est à partir de 15 h 30, 15 h, 18 h…
donc là en gros il n’y a plus rien à faire, en tout cas jusqu’à ce soir et même ça c’est rien quasiment. Euh mmmh voilà !
Donc ensuite on a les points en échec, en rouge. Là, les clients reçoivent une notification d’échec.
[vérifier un précédent point en échec]
Renaud — Euh mmmh donc là le client reçoit une notification par mail. Alors quand je parle du client,
là en l’occurrence c’est pour Pampa, qui est un fleuriste, donc Pampa est notre client, c’est Linlin qui est
la destinataire, qui est la personne à qui l’on n’a pas pu livré, ce n’est pas notre cliente, elle.
Donc ça prévient le fleuriste, qui reprogramme à la livraison, qui va contacter la personne. On met toujours une photo,
un commentaire, pour justifier, enfin tu connais, tu as déjà fait de la livraison, tu dois justifier les raisons de l’échec.
Nous aussi ça nous permet visuellement, on a tous les points rouges qui peuvent être des points litigieux,
où la partie commerciale va les superviser, éventuellement recontacter les clients s’il y a eu des soucis.
Une course peut être mise en échec parce qu’on a cassé, euh je sais pas, une pâtisserie ou quelque chose comme ça.
Vous faisiez des pâtisseries à Couriier ?
Louis – Euh un peu…
Renaud — C’est la misère, c’est la misère.
Louis – Il m’est arrivé de transporter en bullit (un modèle de vélo cargo avec le plateau de transport proche du sol)
un énorme panier de buffets avec des pâtisseries, des soupes et des jarres en verre remplies de limonade,
que je devais livrer dans le fin fond de Châtillon. C’était ma dernière course de la journée,
sur la route je tombe plusieurs fois sur des routes en pavés. Et à l’arrivée, en livrant la commande,
je me rends compte avec la destinataire que le fond d'une des jarre avait explosé.
Renaud — Ah ouais, c’est l’enfer ! Et donc après en vert c’est tous les points déjà livrés.
Donc ça, c’est les seuls qu’on retire du filtre [active et désactive le filtre des points vert].
C’est livré, ça s’est bien passé, ça ne fait que polluer l’écran. Mais après ça donne aussi une idée du volume de livraisons.
Voilà. Donc, OnFleet c’est un logiciel américain, à la base il est vachement utilisé plutôt par des camions,
pour des flottes de camions qui traversent les états unis, il a été complètement détourné ici chez Cargonautes,
on ne doit pas être les seuls. Ce n’est pas totalement adapté, donc voilà par exemple il faut faire beaucoup de drag and drop,
c’est chiant ! Le côté qui est pas mal ! Euh attend, celui-là je vais l’éclater, comme ça tu vas voir
[arrange les commandes pour me montrer un exemple]. Le côté qui est pas mal, c’est un système… non attend on va pas prendre ça.
[réarrange les commandes pour me montrer un exemple] En faite tu peux relier les points comme ça en dessinant tes tournées
[clic d’un point non attribué à un autre pour tracer une continuité].
Louis – Tu dessines directement ton ordre de tournée, c’est ça ?
Renaud — Voilà, en faite tu sélectionnes les points qui t'intéressent selon le créneau et après tu relis les points.
Et c’est assez pratique ça ! J’ai bossé pas mal en dispatch chez coursier.fr, où il n’y avait pas d’interface carte,
t’avais que l’interface liste. On devait donc tout agencer et surtout hyper bien connaître les adresses.
Donc c’est un peu plus facile, un peu plus intuitif ce logiciel. Bon le problème c’est qu’on est une boîte et qu’il fallait
un outil de prise de commande, sur OnFleet les clients ne peuvent pas commander, avant on fonctionnait avec des Google Sheets,
qui étaient une horreur, ou tout avait été fignolé. Les clients avaient des Sheets et l’on avait un truc qui s’appelait Zapya,
qui fait la passerelle entre les Sheets et OnFleet, mais du coup les clients nous appelaient énormément,
il n’y a pas mal de courses qu’on saisissait nous-mêmes. On a trois développeurs ici, Paul, avec qui tu as roulé,
Vincent et quelqu’un qu’on a embauché il y a trois quatre mois, Martin, qui lui est un développeur de métier
et de très haut niveau. Du coup, en parallèle, on a développé un outil de commande [change de fenêtre]
on l’a appelé Pédalo, là c’est l’interface de supervision. Donc maintenant, les clients passent par là,
ils ont leur propre compte, évidemment on a l’outil de supervision, on peut aller chez chaque client,
on peut créer de nouvelles livraisons pour les clients, on peut aller voir toutes leurs livraisons sur les derniers temps,
tous leurs carnets d’adresses donc les gens chez qui ils envoient, les conditions tarifaires spécifiques à chacun, bref tout ça.
Voilà, donc ça, c’est quelque chose qu’on n’avait pas avant, qui nous permet d’importer dans OnFleet,
qui va ensuite mettre à jour Pédalo pour éditer des facturations.
L’outil de prise de commande est entrain de se finaliser, ça ne fait pas si longtemps qu’on l’utilise.
On le met à jour petit à petit en fonction de nos besoins.
Louis – Tu me parlais de grilles tarifaires, quelles sont vos critères de tarifications ?
Renaud — On a des critères assez vastes. Déjà, il y a les clients qui nous expédient toutes
leurs marchandises ici qu’on va ranger en chambre froide ou dans le hangar. Donc eux payent déjà un transporteur
externe pour que ça parte d’ici, mais en partant du hangar c’est un peu moins cher que quand on va devoir
aller le ramasser ailleurs, ce qui rajoute un point de passage lors d’une tournée.
Ensuite la zone de livraison, Paris intra-muros, la banlieue limitrophe, la Défense et après les zones customs.
Délai de prévenance. La plupart des clients, la veille avant 17 h pour le lendemain, ont déjà passé leurs commandes.
Parce qu’on commence la préparation pour le lendemain vers 17 h. Ceux qui passe des commandes après,
ça va impacter notre organisation, donc on leur facture plus cher.
Créneaux de livraison, c’est le délai de livraison. Pour des navettes, le plus court, ça serait une demi-heure à peu près.
Pour des courses classiques, c’est une heure le plus court. Et notre délai le plus large, c’est 9 h – 17 h en gros, heure de bureau.
Livraison sur rue ou en immeuble. Si on a la possibilité de livrer directement depuis la rue sans devoir monter dans un immeuble,
c’est un peu moins cher.
Transport en froid positif, qu’on développe énormément. On a une nouvelle chambre froide depuis deux trois semaines.
C’est une organisation très stricte. On a fait appel à un stagiaire excellent qui se charge de nous améliorer
sur les conditions de livraison en froid positif, il fait plein de tests.
Fragilité du produit.
Reprise de contenant sur place. On a de plus en plus de clients qui font de la consigne, c’est cool.
Une de nos problématiques, c’est qu’on part avec des cargos hyper chargés, entre 100 et 150 kg et on revient à vide.
Et donc dans une optique de rentabilité, si on arrivait à avoir des récupérations sur les chemins
de retour ça serait un gain assez important.
Enlèvement disponible avant l’heure de début de créneaux. Il y en a des clients qui par exemple vont
avoir une livraison entre midi et 13 h, mais on peut récupérer les marchandises à partir de 10 h.
[un coursier l’appelle, pour l’informer qu’il ne prendra pas de pause]
Dernier truc, préparation de commande chez Cargonautes. En faite, il y a deux services qu’on facture en plus.
Le stockage, il y a des clients qui nous réservent deux trois mètres carrés ici.
Il y en a qui ont leur espace de stockage et qui font leur préparation de commande et d’autres qui ont leur espace de stockage,
mais pour qui on prépare les commandes. Donc on facture la préparation, c’est tout bénef pour eux,
ça leur évite de payer un salarié pour une ou deux heures à droite à gauche. Et nous, ça nous occupe un peu.
C’est bien que les gens ne fassent pas que rouler, parce qu’on a des journées assez longues.
Dans la fin des années 1990, la livraison est un secteur d’activité rentable qui ne nécessite pas de qualification. À l’époque, il n’existait pas encore de livraison à vélo à Paris puisque les livreurs étant majoritairement en deux-roues motorisés rémunérés à la course. Néanmoins, l’activité des coursiers a fortement réduite par l’arrivée du fax et ensuite d’Internet ce qui a facilité les échanges entre les individus et les entreprises. Par conséquent, les livreurs ont du baisser leurs prix afin d’adapter leur offre à la demande. L’État décide de mettre fin à la rémunération à la tâche, poussant les entreprises de livraison à salarier leurs coursiers. Malgré les décisions de l’État, les entreprises ont réussi à trouver des subtilités pour rester dans le cadre légal et continuer de payer à la tâche : les coursiers sont soumis à un statut d’artisan =, en sous-traitant leur service de livraison. En 2008, l’État crée un régime français du travailleur indépendant nommé comme étant un micro-entrepreneur, originellement désigné comme étant un auto-entrepreneur. Cela permet de simplifier la gestion administrative en remplaçant toutes les cotisations sociales, les impôts et les taxes par un versement unique et proportionnel au chiffre d’affaires. Aisin, la majorité des entreprises de livraisons ont ainsi fait appel aux services de micro-entrepreneurs. Selon ses détracteurs, ce régime de micro-entrepreneur est conçu principalement en faveur des grandes entreprises qui n’ont pas à gérer les horaires de travail, le droit aux congés payés, les formations, les conditions préalables au licenciement ou la redistribution de la valeur ajoutée à travers les mécanismes d’intéressement et de participation1. Les plateformes de livraisons multinationales, comme Uber ou Deliveroo, ont basé tout leur modèle économique sur l’exploitation des auto-entrepreneurs. Ces plateformes de livraison permettent une mise en relation quasiment instantanée entre les clients, les livreurs et les restaurateurs grâce à l’utilisation de nouvelles technologies. Toutefois, ce système est fortement critiqué par les livreurs concernant les conditions de travail, le manque d’avantage sociaux, l’absence de chômage, de congés, de congés maladie et l’interdiction de former un syndicat. Les mauvaises conditions de travail peuvent s’observer à travers le documentaire Les délivrés suit le combat de deux coursiers contre ces plateformes2. Clément, coursier bordelais chez Deliveroo, évoque la sensation d’être constamment observé que ce soit par les restaurateurs, par l’application qui le traque sans cesse, le système de statistiques qui l’oblige à être présent sur certains créneaux et ne tolère aucunes absences sous peine de sanction. Damien, coursier nantais chez Deliveroo, rend compte de la manière dont fonctionne l’interface des plateformes de livraison :
Pour se connecter et accepter des commandes, il faut réserver des créneaux, pour réserver les créneaux qu’on veut, il faut déjà avoir une bonne statistique et pour avoir une bonne statistique, il faut s’être connecté sur beaucoup de créneaux précédents.
Il s’agit d’un cercle vicieux puisque si le coursier travaille peu, il rencontre peu d’opportunités de travailler sur les créneaux les plus arrangeants. À contrario, un coursier qui travaille beaucoup sera plus incité de la part des plateformes à travailler davantage.
Ces plateformes classent les livreurs d’après un système de score qui est tenu secret. L’un des facteurs connu de ce système est la note de livraison laissée par les clients. Cela incite les coursiers à prendre plus de risque et à ne pas traîner sur la route, d’autant plus que le client peut suivre en temps réel le coursier. D’ailleurs, le suivi des coursiers permet aux clients la possibilité d’attribuer une note. Ainsi, les plateformes suspendent des comptes lorsque la satisfaction des clients passe en dessous des 90 %. Ces suspensions sont prévenu par un avertissement sous la forme d’un SMS ou d’un mail :
« Un certain nombre de livraisons que vous avez effectuées ont pris plus de temps que prévu. Ceci a un impact négatif sur la qualité de nos services et pourrait nous obliger à mettre un terme à votre contrat, attention. »
Deliveroo.
Cependant, notons que les notations négatives sont fortement correlées avec le retard des restaurants, ce qui impact obligatoirement les créneaux de livraisons.
Début août 2019, les coursiers chez Deliveroo apprennent à partir d’un communiqué que la plateforme enlève le minimum de rémunération qui était soumis à 5 euros par course. Jérôme Pimot, ex-livreur chez Deliveroo, porte-parole et co-fondateur du CLAP, le Collectif des Livreurs Autonomes de Paris, souligne la baisse permanente des rémunérations minimum des livreurs, de 7,50 euros il y a cinq ans à 2,60 euros aujourd’hui. Il soulève la marge que se font les plateformes acquirément sur la livraison, prenant entre 2 à 5 euros de frais de livraison en fonction de la distance, en plus de 25 % du montant de la commande au restaurant. L’absence de protection sociale et la baisse des rémunérations percues comme un mépris des coursiers par les plateformes. Aujourd’hui, les plateformes de livraison de repas reposent leur modèle économique sur l’exploitation des réfugiés. Le prix du travail ayant énormément réduit, les coursiers livrant en 2017 et 2018 ont préféré arrêter ou louer leur application.
Le premier juin 2020, le journal Libération publie un article sur l’exploitation de sans-papiers par Frichti3. Dès le lendemain,
la plateforme de livraison annule tous les créneaux des coursiers n’ayant pas de titre de séjour en cours de validité. Beaucoup d’anciens coursiers des plateformes
appellent au boycott, comme Jérôme Pimot. Il soutient l’idée que la régression des conditions de travail n’est pas la faute des sans-papiers ou des personnes
précaires qui acceptent des livraisons au prix minimum : il souligne la responsabilité des entreprises qui font du profit sur leur situation.
Aujourd’hui, de nombreux coursiers montent leurs propres entreprises de livraison comme étant des alternatives aux plateformes, sous forme de coopératives à
l’échelle locale. Ils prônent de meilleures conditions de travail avec une protection sociale et une gouvernance horizontale. On retrouve ainsi dans presque
chaque ville de France une coopérative de livreur4 : les Coursiers Bordelais5, Cargonautes (ex-Olvo) à Paris, BeeFast
à Amiens, pour en citer que quelques-uns. Toutes les coopératives fonctionnent de la même manière, elles appartiennent à ses salariés. Tous les coursiers ont
le même statut et se partagent les différentes tâches de gestion de l’entreprise. Ils ne sont plus payés à la tâche, mais à l’heure : le revenu est fixe et
égal pour chaque salarié. Ils ont également une mutuelle et des congés payés. Les Coursier Bordelais et BeeFast ont pu voir le jour grâce à l’association
française CoopCycle, qui aide des livreurs à créer leur coopérative et en mettant à disposition une application de gestion de livraisons. Contrairement aux
plateformes de livraison qui utilise un algorithme occulte en guise de manager des coursiers, l’application mise à disposition par CoopCycle se veut totalement
transparente, étant open source6. CoopCycle est également une fédération de coopérative (43 en Europe dont 23 en France) qui
mutualisent 2 % de la valeur qu’elles produisent pour créer une caisse commune et aider d’autres coopératives à se construire. Il s’agit d’un modèle alternatif
qui, d’après Kevin Poperl (vice-président bénévole de CoopCycle), a toute sa place dans le débat sur l’ubérisation du travail :
Il devrait y avoir une réponse de l’État pour institutionnaliser une requalification en salariat de l’ensemble des livreurs, mais on a perdu l’État. Donc pour nous, c’est la seule alternative possible pour l’instant, essayer de construire un peu ce que la sécurité sociale fait, c’est-à-dire la mutualisation par les travailleurs, pour les travailleurs, de leur outil de travail.
Le 1er décembre 2020, le rapport FROUIN, introduit par l’ancien premier ministre Édouard Philippe, est perçu comme un soutien assumé de l’État aux plateformes, alors même qu’il affirme la nécessité d’un statut de salarié aux livreurs.
La reconnaissance d’un statut de salarié à tous les travailleurs des plateformes est une deuxième option. Elle aurait pour avantage de régler immédiatement les questions de sécurité juridique en éteignant les contentieux en requalification. Elle aurait également pour effet d’étendre aux travailleurs des plateformes les droits et protections des salariés. Cette option techniquement aisée à mettre en œuvre amènerait enfin de la clarification. Ce n’est, cependant, pas l’hypothèse de travail des pouvoirs publics ayant initié cette mission.7
C’est une volonté claire de l’État de maintenir la flexibilité tant défendue par les plateformes de livraison. Les deux alternatives retenues par le rapport sont alors le partage salarial ou les coopératives d’activité et d’emploi, mais étant mises au service des plateformes. Cependant, Barbara Gomes, docteure en droit du travail, qualifie ces propositions comme une aberration et un dévoiement du modèle coopératif. En plus de l’émancipation des plateformes de livraison, les coopératives questionnent la structure et l’organisation des entreprises. Basées sur l’horizontalité, elles aident les individus à prendre le contrôle de leur avenir économique et, du fait qu’elles n’appartiennent pas à des actionnaires, les avantages économiques et sociaux résultant de leurs activités restent entre les mains des communautés où elles sont établies.
1 - Jean-Philippe MARTIN, Microentreprise, une machine à fabriquer des pauvres, Le Monde diplomatique, décembre 2017, p.18 et 19.
2 - Thomas GRANDREMY (Auteur — Réalisateur), Les Délivrés, 52 min, prod. Mil Sabords, France 3 Pays de la Loire, LCP — Assemblée nationnale, 2020.
3 - Gurvan KRISTANADJAJA, « Sans papiers, sans contrat… Bienvenue chez Frichti », Libération, 1er juin 2020.
4 - Pauline VERGE, Livraison à vélo : comment les coopératives s’organisent, Les Echos, 26 déc. 2020.
5 - Myriam MANNHART, Les Coursiers Bordelais : une coopérative qui roule sur Bordeaux, 1 min 42 s, France 3 Nouvelle-Aquitaine, 27 août 2021.
6 - Marine MANASTIREANU, Livreurs à vélo, ils se libèrent de l’exploitation des plateformes, 9 min 5 s, Le Media, 24 déc. 2020.
7 - Jean-Yves FROUIN, Réguler les plateformes numériques de travail, Rapport au Premier Ministre, 1er déc. 2020.
Les locaux des entreprises de livraisons sont de véritables cavernes d’Ali Baba. Chez Couriier, le bureau est parfois rempli de bouquets de fleurs d’Aquarelle ou d’enveloppes à bulles avec des verres optiques, des lentilles et divers matériaux d’opticiens. Chez Cargonautes (ex-Olvo), on peut retrouver les palettes de bière Gallia, des matelas Tediber, ou des paniers alimentaires Delicorner. La majorité de ces entreprises ont un business model spécifique : elles n’ont pas de lieu de vente, elles fonctionnent que par du e-commerce et sont souvent en relation avec des livreurs indépendants lorsqu’elles n’ont pas leur propre système de livraison. Par conséquent, les locaux des entreprises de livraison leur permettent un stockage tampon, centralisant le départ de livraison pour le dernier kilomètre. Les stratégies de stockages sont différentes en fonction de la nature des colis. Par exemple, les matelas ne nécessitent pas de condition de stockage particulière, Tediber maintient un stock constant chez Cargonautes pour répondre aux commandes de manière plus rapide. C’est le contraire de certains produits qui ne peuvent être stockés sur le long terme, en raison de leur périssabilité. C’est le cas pour des produits alimentaires ou des bouquets de fleurs, les plis sont alors reçus la veille et le jour même. Certaines solutions sont mises en place afin d’apporter un avantage concernant le temps de stockage et de livraison de ces produits périssables, comme une chambre froide et des équipements de livraison pour ne pas briser la chaîne du froid. Cargonautes possède deux chambres froides, ce qui leur permet de recevoir et de stocker les produits plusieurs jours avant la livraison. De plus, ces chambres froides leur laissent la possibilité de livrer des produits plus fragiles et sensibles aux températures. Notons tout de même que le stockage est court lorsqu’il s’agit de produits fabriqués sur demande ou qui sont de nature très spécifique et unique, comme c’est le cas des matériaux d’opticien. Pour pallier les problématiques de stockages, certaines entreprises déplacent leur lieu d’activité dans les locaux des coursiers, relevons le cas de Delicorner qui est en colocation1 dans le hangar de Cargonautes. Ils produisent sur commande des paniers alimentaires directement sur le lieu de départ des coursiers, ce qui réduit la supply chain2.
1 - Terme utilisé par Renaud lors
de notre échange.
2 - Ou chaîne logistique représente l’ensemble du réseau qui permet la livraison de produits ou services depuis les matières premières jusqu’aux clients finaux.
glossaire-international.com
En plus du vélo, les coursiers apportent une attention particulière à leurs équipements et leurs accessoires. Leurs premiers objectifs concernaient la performance de livraison, notamment par la forme de sac rapide à équiper et à remplir, des astuces pratiques comme faire un ourlet à la jambe droite de son pantalon pour éviter qu’il frotte contre la chaîne, glisser son cadenas U dans la ceinture pour le sortir rapidement, avoir un porte-clés à la ceinture, et d’autres pratiques favorisant une meilleure efficacité. Néanmoins, la question de l’esthétique et de la reconnaissance a émergé dans le milieu des coursiers.
Beaucoup de magasins et de marques se sont spécialisés. Par exemple, Ortlieb et Chrome Industries font partie des marques de sac les plus utilisées. Cinelli qui, en plus de fabriquer des vélos, propose un vaste choix d’accessoires. Outre cela, des petites structures, des indépendants et des coursiers fabriquent aussi leurs propres accessoires, comme les créatrices de gapette1 française Vera Cycling. Il y a également le collectif parisien Courage et le studio new-yorkais StayAliveStudio qui détournent des figures de la pop culture à la manière des pignons fixes et des coursiers. Tous ces accessoires font partie d’un ensemble d’éléments constituant l’esthétique de la MessLife, en d’autres termes, d’un style de vie et d’une culture adoptée par certains coursiers.
Les coursiers sont attachés à leur image. En effet, comme les skateurs, ils présentent un certain désagrément face à la réappropriation de leurs codes par certaines marques et d’autres cyclistes. Ils qualifient de Fakenger, c’est-à-dire la contraction de Fake et Messenger, les cyclistes qui ne sont pas coursiers, mais qui se comportent comme s’ils l’étaient.
De plus, lors des livraisons, j’ai souvent emprunté des ascenseurs, dans lesquels je me prenais en photo avec mes plis, sans but ni raison particulière. Je me suis rendu compte que je n’étais pas le seul coursier à faire cela. En plus de ces photos in situ, les coursiers se mettent également en scène assortie à leur vélo. Je pense que les coursiers se photographient parce qu’ils apprécient l’image qu’ils renvoient d’eux-mêmes et s’amusent sur le décalage qu’il peut y avoir entre eux et le lieu dans lequel ils livrent.
1 - Casquette souple de cycliste.
Mon expérience m’a permis de comprendre que les coursiers sont tous différents et uniques, même si j’ai le regret de constater que les coursiers sont principalement des hommes. Il est rare de croiser des femmes dans ce métier. Leur absence est fortement liée à leur sous-représentation dans l’univers du cyclisme. Par exemple, le tour de France féminin a disparu à la fin des années 2010, par fautes de sponsors1. Les représentations sociales montrent que ce métier et le cyclisme seraient réservés aux hommes parce que ce sont des activités dangereuses et physiques. Ce qui n’est nullement le cas, le court-métrage Huntress2 de la coursière Kelsey Leigh témoigne et affirme la place des femmes dans ce métier. Les coursiers sont plutôt jeunes, avec une moyenne d’âge autour des 30 ans, allant de 18 à 60 ans. En effet, la majorité est essentielle pour être coursier non seulement pour pouvoir être auto-entrepreneur et par rapport aux assurances salariales, mais également pour une question de responsabilité vis-à-vis de l’entreprise de livraison. Concernant les personnes plus âgées, ce sont généralement des pionniers du métier qui ne se sont jamais arrêtés de pédaler. Que cela soit pour livrer ou non, ils restent souvent très proches du milieu en participant ou en organisant des évènements tels que les alleycats.
La différence entre les coursiers se remarque également par rapport à leurs formations et leurs milieux professionnels très variés. D’ailleurs, certains d’entre eux sont encore étudiants, cumulant leurs livraisons en parallèle de leur cours. Tandis que d’autres personnes en on fait une reconversion professionnelle ou un métier secondaire pour des besoins financiers ou par passion de la livraison3. Enfin, certaines personnes font de leur travail de coursier leur seule activité professionnelle, il s’agit d’ailleurs le plus souvent des plus passionnés. Mais retenons avant tout que ce qui incite tous les coursiers à faire ce métier, c’est la passion du vélo et de sa pratique en ville. Il est obligatoire pour faire ce métier d’avoir une maitrise parfaite du vélo en milieu urbain, une très bonne gestion du stress, et un excellent sens de l’orientation.
1 - Yves RAIBAUD, Femmes et hommes sont-ils égaux à vélo ?, CNRS, Le Journal, 25 mai 2020.
2 - Kelsey LEIGH, Huntress, 6 min 58 s, décembre 2018.
3 - Entretien avec Renaud.
Tel un cowboy avec son cheval, le coursier entretient un lien fusionnel avec son ou ses vélos, même s’il a toujours une préférence. Il est son outil de travail, l’un n’est pas efficace sans l’autre. Les coursiers dépensent du temps et de l’argent pour leur vélo, à l’assembler, à chiner des pièces, le modifier, l’améliorer et le nettoyer afin qu’il soit plus élégant, plus technique, plus performant avec de meilleurs équipements. Ils les mettent souvent en scène pour les photographier sous leurs meilleurs angles : seuls ou en les chevauchant. D’ailleurs, on trouve beaucoup de comptes Instagram répertoriant des photographies de vélos qui sont souvent classés par typologie : brakeless1, pignons fixe, vintage, Gravel, rétro VTT, etc. Le vélo n’est pas seulement exalté que par les coursiers, il fait également l’objet de fantasme de la part d’un grand nombre d’artistes et de designers. En effet, depuis plus d’un siècle2, ils sont admirables par leurs courbes poétiques, leur mécanique parfaite et leur symbolique indémodable. Il y a un siècle, Max Oppenheimer était fasciné par les courses de vélo sur piste où le cyclisme était encore le sport berlinois : il en a fait l’un de ces thèmes de prédilection. On peut prendre pour exemple son tableau Sechstagerennen (Course de six jours) qui retranscrit l’intensité de ces courses d’époque, que ce soit pour les cyclistes ou le public. Au même titre que la chaise, le vélo est un classique chez beaucoup de grands designers qui ne cessent de repenser la forme et l’utilisation du vélo. C’est le cas pour le récent vélo électrique, Angell Bike, dessiné par le designer Ora-ïto, mais également pour le studio de design américain Jruiter, qui design un premier vélo minimaliste, puis un second, hybride se situant entre un vélo de ville et un beachcruiser. Quant au designer italien, Gianluca Gimini, il s’intéresse à l’image mentale que les gens ont du vélo. Il a demandé dans un premier temps à son entourage et dans un second temps plus de huit cents personnes de dessiner un vélo de mémoire. Son expérience se rapproche du test psychologique, nommé Illusion of Knowlegde (l’illusion du savoir). Il a fait le constat que plus de 90 % des gens n’arrivaient pas à dessiner un vélo de mémoire, les dessins sont rarement fidèles et, dans la majorité des cas, les vélos ne seraient pas fonctionnels. Ensuite, il donne vie aux dessins, virtuellement, en réalisant des montages photographiques d’après les croquis récoltés. Notons que cinq de ses montages photos ont été construits par un fabricant de cadres australiens nommé Fikas Bikes, et sont exposés au MONA (Museum of Old and New Art) en Tasmanie. De plus, sur les cinq vélos réalisés, seul un est cyclable.
Malgré le fait que le vélo soit un objet commun et connu de tous, seulement quelques amateurs maitrisent sa structure. La fascination du vélo prend des formes et des expressions diverses. Chez les coursiers, le vélo est omniprésent. Il est présent non seulement lors de leurs journées de travail, mais également lors de leurs loisirs. Par exemple, le collectif parisien La Chance est composé de coursiers et ils réinvestissent le vélodrome Jacques-Anquetil deux jours par semaine. Même pendant leurs vacances, les coursiers pédalent en transportant des choses, ils partent souvent en bikepacking loin des grandes villes. Je suis tout aussi captivé par le vélo, en plus de les observer et de rouler quotidiennement, j’ai décidé d’en faire mon sujet de mémoire.
1 - Un pignon fixe sans freins.
2 - Frauke SCHLIECKAU (Réalisateur), Biking Boom, Le vélo dans l’art et la pop, 27min, Arte, 2018.
Un choc qui se répartit à peu près également sur tout le corps n’a pas des conséquences aussi graves que si un seul point en était affecté ; il s’agit donc, comme on voit la chute inévitable, de s’y prêter de bonne grâce et de se développer sans raideur sur le sol (…). Ce qu’il y a de mieux à faire quand on se relève sans rien de cassé, avec seulement des contusions et des écorchures, c’est de pédaler de plus belle et de suer autant que possible.
Paul de Vivie, Le Cycliste, 1910.
Rares sont les coursiers qui ne sont jamais tombés. La chute est presque inhérente à la pratique du vélo, à cause d’un piéton distrait, d’un automobiliste, d’une inégalité du trottoir, d’un coup de vent, etc. Le cycliste est vulnérable à la qualité du sol qu’il arpente : aux nids-de-poule, aux bosses, aux pierres, aux rails, aux branches tombées ou aux fondrières créées par les averses dont il ignore la profondeur ou les pièges qu’elles ressellent. Le vélo est un appareil ayant un faible équilibre dont le verglas, la neige ou la pluie viennent perturber en rendant la route glissante. Dans une grande majorité, les cyclistes se blessent seuls en heurtant un obstacle sur leur chemin après un moment d’inattention. Cela me rappelle un accident pendant une tournée de livraisons à La Défense. Le quartier est très mal aménagé pour les vélos, je passe plusieurs fois par des souterrains réservés au bus, ainsi que sous plusieurs barrières. C’est en passant mon vélo cargo sous l’une d’elles que la barrière se lève brutalement, actionnée par le gardien que je n’avais pas vu. Elle me heurte le bas du visage violemment et je saigne immédiatement. En m’examinant, je me rends compte que la barrière avait frappé ma lèvre inférieure qui a été transpercée par l’une de mes dents. Après le saignement interrompu, j’ai continué ma tournée.
L’un des tracas les plus courants est la crevaison, ce qui retarde le coursier dans sa livraison pouvant lui gâcher une tournée s’il n’est pas équipé pour réparer le pneu immédiatement. Lorsqu’un cycliste est impliqué dans un accident, il est rarement le responsable. Le problème ne vient pas non plus du partage des routes ou des rues, mais il provient des comportements inconscients ou délibérés des autres usagers, notamment des automobilistes. D’ailleurs, les portières des voitures qui s’ouvrent inopinément sans la moindre précaution, parfois même en pleine piste cyclable, sont l’un des dangers les plus courants, avec le risque pour le cycliste d’être projeté au-devant d’un autre véhicule qui n’avait pas prévu cet « obstacle » sur son chemin.
Comme cycliste, j’en ai une collection complète à présenter : portière droite, portière gauche, portière haute de camion, portière basse de cabriolets, toutes servis avec leur cortège de réactions, depuis le rarissime « Excusez-moi » jusqu’au « T’avais qu’à faire gaffe » en passant par le pittoresque « Vous avez écaillé ma peinture ». À vitesse raisonnable, cela se solde par une facture du doigt, un traumatisme de l’épaule, une migraine tenace, un grand écart dangereux sur la chaussée encombrée
Fournel dans Besoin de vélo.
Chaque cycliste pourrait reprendre le répertoire de Paul Fournel, aussi bien pour les portières que pour les mépris récoltés. Selon une enquête menée par la Fondation Vinci Autoroutes en mai 2020, « les cyclistes sont largement majoritaires à se sentir vulnérables sur les routes françaises : 8 sur 10 craignent le comportement agressif des conducteurs motorisés (deux-roues ou voitures). Ces incivilités ne sont pas sans générer un climat de tension sur la route »1. Dans Mes rayons de soleil, Louis Nucéra exprime sa colère contre la violence routière :
Une voiture m’a frôlé. J’avais zigzagué et roulé sur l’herbe avant de retrouver l’équilibre. Comment ne suis-je pas tombé ? Certains jours, ces agressions dues à la sottise, à la méchanceté ou à l’inconscience sont courantes. Un véhicule chasse l’autre, comme on le dit d’un clou. Il est possible qu’un cycliste mette sa vie en jeu dès qu’il s’engage sur une route (…). À quoi bon pester contre les chauffards ? En ces territoires, on n’est pas à un mort près.
Tué par un chauffard, Louis Nucéra est « mort d’aimer le vélo », écrit Bernard Morlino2. Grand nombre de coursiers ont vu des confrères, des amis et des collègues mourir sur la route.
1 - Enquête menée par l’institut Ipsos en février-mars 2020,
dont les résultats sont présentés sur le site de Vinci Autoroutes :
https://www.vinci-autoroutes.com.
2 - Bernard MORLINO, Louis Nucera, achevé d’imprimer, éd. Le Castor Astral, 2001.
À La Défense, le quartier est très mal aménagé pour les vélos, je me retrouve plusieurs fois à passer par des souterrains réserver au bus et à passer sous plusieurs barrières. C’est en passant mon vélo cargo sous l’une d’elles, la barrière se lève d’un coup, actionné par le gardien que je n’avais pas vu. La barrière me heurte le bas du visage violemment et immédiatement du sang se met à couler de mon visage. En m’examinant, je me rends compte que la barrière avait frappé ma lèvre inférieure qui s’est fait transpercer par l’une de mes dents. J’ai continué ma tournée après avoir stoppé le saignement.
Depuis quelques années, on observe de plus en plus de coursiers sur des vélos cargos, biporteurs et triporteurs, avec des caisses ou simplement avec un tas de marchandises. Mais les premières formes de vélo cargo remontent aux années 1880, ils ont été inspirés par des tricycles pour personnes âgées en raison de leur stabilité. Ils ressemblent à de grosses caisses sur trois roues. C’est à partir de 1885 que des modèles de vélo plus classiques ont été équipés d’un gros panier fixé au châssis entre les deux roues avant ou arrières du tricycle : ils commencent à ressembler au triporteur contemporain. En 1920, au Danemark, une nouvelle forme de vélo cargo est apparu, ce qui influencera plus tard tous les biporteurs modernes. Un vélo cargo possède une plateforme de support plus ou moins longue, installée entre l’axe de direction et la roue avant. La plateforme est très basse pour assurer une bonne stabilité et pour faciliter le chargement. Avant la Seconde Guerre mondiale, ce vélo était très emprunté dans les rues de Copenhague, il a été surnommé « Long John » en accueillant des chargements jusqu’à 100 kg. Il existait également le « Short John » qui était une version courte de ce vélo sans plateforme, mais comportant un porte-bagage largue à l’avant1. À Paris, en 1930, c’est le triporteur qui suscite un vif intérêt dans de nombreuses professions, ils ya d’ailleurs des critériums, autrement dits, des courses de cyclistes sur route d’une durée d’un jour se déroulant en centre-ville, qui ont été organisés2 3. Après la Seconde Guerre mondiale, les vélos cargos tomberont progressivement dans l’oubli avec l’émergence de l’automobile. Il faudra attendre dans le milieu des années 1980 pour assister à un retour progressif du vélo cargo, notamment par l’invention du Christiania Bike4 : un triporteur équipé d’une caisse permettant de transporter des marchandises, des enfants ou encore des animaux de compagnie. Les contraintes de circulation en ville, les nuisances liées au transport motorisé, le coût croissant de l’énergie et les émissions de gaz à effet de serre ont permis au vélo cargo de se démocratiser dans les villes. En outre, il favorise la production des commerces de proximité5. C’est au Danemark, notamment à Copenhague, que le vélo cargo a connu une popularisation spectaculaire depuis les années 2000. En effet, en 2014, nous pouvons noter plus de 60 000 vélos cargos en circulation dans les rues de la capitale danoise. Dans cette ville, 25 % des familles ayant au minimum deux enfants ont un vélo cargo pour les transporter et pour transporter diverses marchandises. Ainsi, le vélo parvient à remplacer le choix de la voiture pour un grand nombre de personnes6. En France, c’est seulement en 2020, avec l’explosion de la pratique du vélo liée à la crise sanitaire, que le vélo cargo de l’ampleur par des ventes ayant évolué de 354 %7. Les entreprises de livraison à vélo ont été les premières à s’équiper de vélo cargo. Ils permettent de charger un plus grand nombre de marchandises plus ou moins lourdes. Par ailleurs, certains vélos cargo sont équipés d’une assistance électrique pour aider les coursiers lorsqu’il transporte des colis volumineux et lourds. Lorsque je travaillais chez Couriier, il n’y avait pas de taille de colis maximum pour le cargo, ainsi, la seule condition était de réussir à le faire tenir sur le vélo. Un jour de travail, j’ai eu la surprise un jour de réceptionner un frigo dans le 15e arrondissement et de le livrer dans le 17e arrondissement. Il s’agit du colis le plus lourd et le plus volumineux que je n’ai jamais transporté. Le vélo cargo parait comme étant une solution adaptée pour le transport de marchandises, en particulier sur le dernier kilomètre en ville. À tel point que l’on parle désormais de « vélogistique », qui est un mot-valise issu de « vélo » et de « logistique ».
1 - I Bike Strasbourg, Historique du vélo cargo, carfree.fr, 23 avril 2013.
2 - Matthieu, Un petit historique, pariscargobikes.com, 18 janvier 2012.
3 - Le critérium des porteurs de journaux 1er épisode, velos-mont-valerien.over-blog.com, 15 janvier 2011.
4 - Christiania Bikes, Our history, christianiabikes.com.
5 - Francis PAPON, La marche et le vélo : quels bilans économiques pour l’individu et la collectivité ?, Troisième partie : la collectivité, Transports, éd. Techniques et Économiques, № 414, 2002, p.323-242.
6 - Marcel ROBERT, Vélogistique, éd. Carfree France, 2014.
7 - Adrien LELIÈVRE, Le vélo cargo prend son envol en France, Les Echos, 10 avril 2021.
Lorsque j’étais enfant, le vélo n’était pas dévolu à devenir ma passion. Cependant, certains évènements m’ont marqué et m’ont permis de m’impliquer dans ma pratique du vélo, en d’autres termes, ces évènements sont à l’origine de ma passion qui perdure encore aujourd’hui. Cette pratique a émergé dès l’âge de 3 ans où j’ai appris à faire du vélo sur un tricycle avec une petite benne accroché à l’arrière. Moins d’un an plus tard, je monte sur un vélo sans roulettes et je fonce accidentellement dans le mur en pierre d’un voisin : je réalise mon premier accident. Les conséquences de ce dernier auront été trois points de suture, mais cela ne m’a pas découragé à continuer à faire du vélo. En 2007, je déménage dans un autre quartier de Tahiti : un endroit très calme et plat, à cinq minutes de la mer. Ainsi, pour mes frères et moi, le vélo devient un moyen d’être libre. Comme les héros de The Strangers Things, on se baladait ensemble dans notre quartier. En 2009, nous quittons cet endroit pour aller vivre sur un bateau que mon père avait fini de construire. C’est à partir de ce moment précis qu’une distance s’impose avec le vélo : le manque de place ne nous a pas permis d’embarquer nos vélos sur le bateau. Mais la situation bascule dès mon arrivée à Londres en 2016, j’ai pu reprendre le vélo par l’achat d’un VTT d’occasion acheté sur l’équivalent de LeBonCoin anglais. Ce vélo a d’abord été une solution pour me déplacer avec un coût bien plus faible que celui des transports en commun. De plus, ce vélo m’aura permis de découvrir et de comprendre la ville malgré quelques frayeurs avec les voitures et la circulation inversée. En août 2016, à Paris, pour les mêmes raisons qu’à Londres, j’ai fait l’acquisition d’un ancien vélo de route Peugeot pour la somme de 200 euros. Très empressé et animé de faire du vélo dans une grande ville ayant beaucoup de circulation, je me rends compte avec du recul que ce vélo était trop coûteux. En 2018, la vie étant chère à Paris, je commence à me renseigner pour travailler à côté de mes études. Rapidement, je découvre le métier de livreur à vélo, notamment dans les entreprises de foodtech, tels que UberEats, Deliveroo, etc. Je trouve incroyable de pouvoir gagner de l’argent tout en roulant à vélo dans Paris, ce que je fais déjà pour le plaisir. Malgré mes connaissances sur les mauvaises conditions de travail des livreurs des foodtechs, je découvre Couriier, une entreprise de livraison à vélo éthique vis-à-vis des livreurs. Je suis alors embauché en tant que coursier en étant auto-entrepreneur. Ils me font tout de suite confiance, c’est avec eux que je découvre le métier et la culture des coursiers parisiens.
Lors d’une tournée de livraison, les coursiers sont amenés à laisser leur vélo dans la rue à chaque arrêt, pour récupérer ou déposer un pli. Il est rare de trouver un aménagement pour garer son vélo en face de l’adresse de livraison. Ce qui donne lieu à un calcul intuitif pour non seulement choisir l’endroit le moins gênant pour la circulation ou les piétons, mais également pour qu’il soit le moins exposé afin d’empêcher la dégradation ou le vol du vélo. Ce sont généralement des barrières de trottoir, des poteaux ou des poubelles (celles de Paris sont faites de tiges de métal, pouvant laisser passer un cadenas) qui font office de lieu de stationnement. Exposé aux incertitudes de l’espace public, le vélo est un instrument vulnérable aux actes malveillants. En effet, malgré les précautions prises, la plupart des coursiers se sont déjà fait voler des pièces de leur vélo ou le vélo entier. Pour être certain de retrouver son vélo après une livraison, il vaut mieux s’équiper d’un bon antivol. Ceux de bon marché ne résistent pas plus d’une fraction de seconde à un voleur ayant un matériel approprié. Il existe heureusement de très bons antivols qui sont bien plus résistants lorsque l’on paye un prix plus élevé. Les coursiers utilisent généralement un cadenas en U de chez Kryptonite, mais le diamètre du cadenas ne leur permet pas de s’accrocher aux poteaux largue. Ils utilisent également une chaîne épaisse avec un cadenas qui coûte moins cher, mais son poids n’est pas négligeable en livraison. Généralement, les coursiers ne déposent leur vélo dans l’espace public que le temps d’une livraison. En effet, le laisser sur une longue durée l’expose d’autant plus. D’ailleurs, nous pouvons observer un grand nombre de carcasses de vélo encore attachées par le cadre ou la roue. Elles font partie intégrante du paysage urbain.
Chez Cargonautes (ex-Olvo), lorsque le vélo cargo d’un coursier est rempli mais qu’il n’a pas fini de charger sa tournée, il rajoute une remorque à l’arrière de son vélo, ce qui double son volume de transport. Elle est un réel avantage pour la livraison, elle permet au coursier non seulement de transporter plus de marchandise, mais surtout de réaliser de plus grandes tournées sans avoir la nécessité de revenir au hangar pour recharger son cargo. Une fois que la remarque (faite sur mesure) est vide, elle peut venir s’emboîter parfaitement dans la box du vélo cargo. Cependant, une question se pose : pourquoi ne pas utilisée la remorque pour chaque tournée afin d’augmenter le nombre de livraisons ? Elle présente de nombreux désavantages qui ne sont pas négligeables. Tout d’abord, l’ajout de volume et de poids dans la remorque rallonger le vélo cargo qui est déjà imposant. Par conséquent, cela diminue la maniabilité du coursier. En effet, ce dernier pourra difficilement se faufiler à travers la circulation et devient alors dépendant de cette dernière. Il s’agit d’une question d’équilibre dans le choix de son vélo en fonction de l’urgence et du volume des plis. Parfois, il vaut mieux prendre un simple vélo et remplir au maximum son sac d’un gros pli pour être plus rapide et plus fluide dans sa course. Mais d’autre fois, il vaut mieux prendre un cargo et une remorque afin de charger au maximum et faire moins d’aller-retour.
8 h 51 — Préparation de la tournée et chargement du vélo cargo,
à bord deux bouquets de fleurs à livrer. Au programme quatre PickUp
(récupération de pli) et sept Drop (livraison de pli).
9 h 2 — Départ du bureau.
9 h 23 — Drop du premier bouquet de fleurs. À bord, un bouquet de fleurs.
9 h 38 — PickUp d’une enveloppe à livrer en urgence. À bord,
un bouquet de fleurs et une enveloppe à bulle.
10 h 6 — arrivée à la Défense. Complication pour trouver le lieu de livraison.
10 h 9 — Appel du destinataire, pour lui demander des
précisions et lui signaler mon arrivée.
10 h 11 — Drop de l’enveloppe. À bord, un bouquet de fleurs.
10 h 34 — Arrivée chez le pâtissier. Un autre coursier
est sur place et attend la préparation de son pli. Le pâtissier a du retard.
10 h 40 — Départ de l’autre coursier dans la direction
opposée à ma tournée.
10 h 41 — PickUp de l’un de mes deux plis. À bord,
un bouquet de fleurs et un coffret de pâtisserie.
Le pâtissier réalise qu’il a donné l’un de mes plis à l’autre coursier.
10 h 41 — Appel du dispatch pour l’informer de la situation
et pour prévoir un lieu de rencontre avec l’autre coursier.
10 h 44 — Appel du dispatch. Il renvoie l’autre coursier
chez le pâtissier et me demande de rester sur place.
10 h 50 — Retour de l’autre coursier. Il me donne mon pli.
On fait une double vérification avec le pâtissier.
10 h 52 — Appel du dispatch pour l’informer que la situation est réglée.
10 h 52 — Départ de la pâtisserie. À bord, un bouquet de fleurs
et deux coffrets de pâtisserie. Suite de la tournée sans encombre.
Il m’est arrivé de transporter en bullit (un modèle de vélo cargo avec le plateau de transport proche du sol) un énorme panier de buffets avec des pâtisseries, des soupes et des jarres en verre remplies de limonade, que je devais livrer dans le fin fond de Châtillon. C’était ma dernière course de la journée, sur la route je tombe plusieurs fois sur des routes en pavés. Et à l’arrivée, en livrant la commande, je me rends compte avec la destinataire que le fond d’une des jarres avait explosé.
Rouler en ville n’est pas une activité aisée, cela sous-entend co-habiter et co-circuler avec tous les usagers de la voie publique : piétons, automobilistes ou cyclistes. En principe, les piétons se déplacent sur une zone protégée en étant à l’écart des voitures, ce qui n’est pas le cas pour les cyclistes. Les coursiers évoluent dans un espace urbain pensé et aménagé pour la voiture. Bien que les villes créent de plus en plus d’aménagements pour les vélos, comme des pistes cyclables ou des sas vélos1, ils sont rarement pensés en adéquation avec la pratique et la sécurité des cyclistes. Les aménagements ne protègent pas toujours. En effet, ils peuvent être parfois très dangereux, notamment quand les pistes cyclables laissent leurs usagers frôler la circulation routière sans protection. Dans maints endroits, ces pistes réservées sont difficilement praticables, car elles sont non seulement utilisées par des voitures et des deux roues comme étant des places pratiques et gratuites de parking, et parfois, elles sont également des raccourcis pour aller plus vite et contourner une file de voitures. De plus, les piétons la prennent parfois pour une extension de trottoir. On y retrouve un grand nombre d’aménagements à la fois absurde et dangereux, comme des pistes cyclables qui s’arrêtent brutalement parce qu’il n’y aurait plus assez de place entre la chaussée pour les voitures et le trottoir pour les piétons, ou alors nous pouvons également observer de nombreux poteaux au milieu des pistes cyclables. Ainsi, cela pousse les coursiers, et les cyclistes de manière générale, à rouler sur la chaussée parmi les voitures. Cela est rarement accepter de la part des automobilistes qui ne se rendent pas compte de la présence des cyclistes. D’ailleurs, dans le livre En Roue Libre, David Le Breton décrit parfaitement la relation entre les automobilistes et leur environnement extérieur.
La voiture construit à son entour un simulacre de réalités qui détache le conducteur du sentiment de ses responsabilités et déréalise sa relation au monde. Dans son caisson d’isolation sensorielle, il voit défiler un univers abstrait, distant, qu’il ne sent pas par le corps, mais par la médiation du parebrise ; il n’entend rien, sinon la musique de son autoradio, le ronronnement du moteur ou les paroles de ses passagers. Autour de lui, en permanence, des dizaines d’autres individus passent, dont ils ignorent totalement l’existence, car ils sont tous dissimulés derrière le masque de leur voiture.2
Pensant avoir la priorité sur les autres usagers de la route et surtout sur les cyclistes, l’automobiliste développe un sentiment de pouvoir qui le transforme et lui fait perdre tout civisme : insultes, rixes, klaxon d’intimidation et abusif, conduites dangereuses sur la route pour « donner une leçon » au prétendu fautif3. La voiture permet de s’enfermer dans une carapace qui coupe l’individu de l’environnement externe et ainsi, lui permet de suspendre toutes civilités ordinaires : elle enferme dans « un cocon de métal et de verre », comme l’écrit Edward T. Hall dans La Dimension cachée. L’automobiliste a rarement conscience de ses responsabilités, il se sent en sécurité dans son habitacle tout en oubliant les autres par inertie.
Les coursiers évoluent entre les voitures et leurs comportements, mais également avec les autres cyclistes. Depuis la crise sanitaire, les villes comme Paris ont vu leur nombre de cyclistes augmenter. Toutes ces personnes novices du vélo en milieu urbain sont un point de vigilance pour les coursiers. Il n’est pas rare de croiser un néo-cycliste4 en contre sens d’une piste cyclable, ou qu’ils ne regardent pas et ne font pas signe de leur changement de direction. D’ailleurs, j’ai eu plus d’accidents avec d’autres cyclistes qui roulent de manière chaotique qu’avec des voitures. De par leurs ressemblances, je m’amuse à les qualifier de « cyclistes avec un comportement d’automobiliste », ils ne prêtent pas attention à leur environnement.
1 - Dera VICTORY, Code de la route, focus sur le SAS vélo, Citycle, citycle.com, 30 juin 2017.
2 - Marc LE BRETON, En roue libre, coll. L’Esprit des Villes, éd. Terre Urbaine, 2020.
3 - Idem.
4 - Victor ALEXANDRE & Sébastien COMPAGNON, Attention, les néo-cyclistes débarquent à Paris !, Le Parisien, 22 juin 2020.
Le 24 novembre, comme presque tous les samedis en 2018, je livrais dans les rues de Paris. Cette journée représentait également « l’acte II » du mouvement des gilets jaunes, mais je n’ai croisé aucun manifestant durant toute ma matinée, cependant, ce n’était pas le cas concernant le reste de ma journée de livraison. Le matin, je livrais dans des arrondissements qui n’étaient pas occupés par les manifestants. C’est après ma pause du midi que le dispatch m’a envoyé livrer dans le 7e arrondissement, 8e arrondissement, 9e arrondissement, 16e arrondissement, 17e arrondissement et 16e arrondissement : ces arrondissements étaient des points d’affluences en raison des différentes manifestations. Pour rappel, c’est le 24 novembre où les gilets jaunes ont pris d’assaut pour la première fois les Champs-Élysées. J’ai commencé ma tournée de l’après-midi par le 7e arrondissement, je suis passé facilement de la rive droite à la rive gauche au niveau de l’île de la Cité. Concernant cet arrondissement, il y avait peu de manifestants, mais il avait de nombreux policiers, CRS et gendarmes en armure de combat, attendant dans leurs camions blindés : ils bloquaient l’accès à certaines rues. Même en les interrogeant, soit je n’obtenais pas de réponse, soit j’entendais d’un ton sec « JE CONNAIS PAS PARIS » et que je n’avais rien à faire à vélo dans ces rues. Sur toute la rive gauche, dans le 7e arrondissement, à part des barrages de policier que je contournais, je n’ai pas eu d’embuches. En voulant rejoindre le 9e arrondissement par le pont Alexandre III, je me suis strictement vu refuser l’accès. Au loin, je commençais à apercevoir les fumigènes et les explosions de grenades. Je retrouve un autre coursier au pont Alexandre III qui m’informe qu’il y a des barrages de CRS entre les deux rives, jusqu’à l’île de la Cité. Quelques minutes plus tard, le dispatch me confirme la situation. Avec l’accord de ce dernier, je décide d’aller examiner l’avancement de la situation vers les ponts du 15e et 16e arrondissement. À ce moment, il n’y avait aucune voiture qui roule dans Paris, c’est ainsi que je passe sans trop de difficulté en négociant avec la police se situant au pont de Bir-Hakeim. Je remarque que plus je remonte vers l’Arc de Triomphe, plus les rues ont un aspect chaotique. Je croise sur mon trajet quelques gilets jaunes qui sont dans une majorité des familles, des personnes âgées et des blessés. La route idéale était de prendre une rue parallèle à l’avenue Kléber, de traverser les Champs-Élysées en perpendiculaire et de continuer ma tournée entre le 17e et le 8e arrondissement. Mais, en discutant avec des gilets jaune partant de l’Arc de Triomphe, ils m’éclaircissent sur la situation devant moi en me conseillant fortement de ne pas débarquer avec mon vélo cargo sur les Champs-Élysées. Je décide encore une fois de prendre large en passant par le rond-point de la Porte Maillot, je serai assez loin pour ne pas être importuné ni par la police ni par les gilets jaunes. Depuis la Porte Maillot, je remonte vers l’Arc de Triomphe pour me diriger vers le parc Monceau en passant devant la station de métro Ternes. Je tiens à préciser que cette journée à Paris était accompagnée d’un léger vent d’est. Dès le moment où je passe sous le vent de l’Arc de Triomphe, l’ambiance change immédiatement. En effet, des centaines de gens sont dans la rue et je roule dans des nuages de lacrymogènes, il y a une atmosphère d’après bataille. Les gilets jaunes sont assis au sol dont certains partagent le trottoir avec des CRS épuisés, des barrières et des poubelles sont au milieu de la route encore fumantes d’un incendie récent et quelques magasins de grande chaîne ont leurs vitrines taguées et cassées. Je comprends rapidement que je suis dans une rue de repli, il y a eu que quelques débordements, mais la situation s’annonçait calme. Ainsi, j’en déduis que la bataille est au-dessus, c’est-à-dire sur les Champs-Élysées. Je finis ma tournée le plus rapidement possible pour ne pas me retrouver bloqué au milieu de ces batailles. En montant dans le haut du 17e arrondissement, tout devient plus calme. Je finis ma tournée paisiblement avec les plis qui n’ont pas été annulés à cause du retard. En redescendant dans le centre de Paris, j’aperçois une poubelle en feu au milieu de la route, je réussis à l’éteindre avec l’aide d’un passant. Un peu plus loin, je rattrape le groupe de manifestants responsable. Ils étaient habillés tout en noir, certains étaient cagoulés, ils cassaient toutes les vitrines sur leur passage et ils mettaient le feu à quelques poubelles. D’ailleurs, certains habitants ont commencé à se disputer avec eux. Je n’avais plus d’énergie pour intervenir et je craignais pour la sécurité du vélo cargo de la boîte. Enfin, je finis par arriver au bureau ; j’étais le dernier coursier encore sur la route. Le dispatch m’offre une bière pour terminer cette journée épuisante et me raconte son calvaire.
Comme les chauffeurs de taxi, les coursiers connaissent leur ville sur le bout des doigts ou du moins, sur le bout des pédales. Ils ont « The Knowledge », ce qui a été surnommé par les taxis londoniens et se traduisant comme étant la connaissance1. J’entends par là qu’ils connaissent les noms des rues, des commerces, l’affluence des routes et les raccourcis. En parallèle d’une carte ressortant d’une application comme Google Maps ou d’un atlas routier, les coursiers se créent leur propre carte dans leur mémoire en étant lue par leurs jambes et leurs yeux. Grâce à leur expérience et leur imagerie mentale. De plus, les discussions avec d’autres coursiers pendant les pauses ou hors du travail permettent d’échanger sur leurs raccourcis, leurs bons plans, leurs astuces de livraison pour certains clients particuliers. Autrefois, les coursiers utilisaient un atlas routier afin d'avoir un plan pour localiser une adresse inconnue. Aujourd’hui, cela se réalise avec des applications qui permettent d’avoir davantage d’information utile, telle que les horaires d’ouverture, une photo de la façade, la fluidité de la circulation, la présence d’accidents ou de travaux, etc. Mais, pour se localiser et s’orienter, les coursiers utilisent majoritairement leur connaissance de la ville et leur sens de l’orientation. Par exemple, dans Paris je me localise dans un premier temps sur ma carte mentale d’abord par arrondissement, avec l’appui des odonymes2 sur lesquels sont inscrits les arrondissements. Ensuite, j’ai des repères spatiaux par arrondissement tel que des axes principaux de circulation, des monuments, des commerces, etc. Cet exercice d’imagerie mentale développe le sens de l’orientation et une meilleure visibilité afin de se projeter mentalement dans l’espace. La visualisation de l’espace urbain n’est pas limitée à la ville de l’activité de travail des coursiers. Lorsqu’ils visitent d’autres villes, comme lors des Alleycats, ils étudient et comprennent la ville dans le but de la mémoriser et se localiser plus facilement.
1 - Jon DAY, Cyclogeography: Journeys of a London Bicycle Courier, Notting Hill Editions, 2015.
2 - Plaque de rue.
Aujourd’hui, je suis Paul dans sa tournée. On est le samedi 3 juillet. Il y a très peu de livraison à faire. Paul est livreur chez Cargonautes (ex-Olvo) depuis trois ans et salarié depuis an maintenant. Cela fait cinq ans qu’il est coursier à vélo en plus d’être développeur informatique.
7 h 30 — J’arrive au hangar de Cargonautes. Je rencontre Renaud qui est le dispatch de la journée.
Il me présente rapidement les lieux et m’informe que ce matin je roulerai avec Paul.
7 h 45 — Arrivée de Paul au hangar de Cargonautes en fixie.
8 h 01 — Paul regarde les plis qui lui sont attribués. Il m’envoie une capture
d’écran de son application pour me donner une idée de sa tournée.
8 h 02 — Préparation de son vélo cargo et chargement des plis stockés au hangar.
8 h 11 — Départ de Cargonautes. Il n’y a personne sur la route. On se fait la remarque avec
Paul que c’est un vrai plaisir de livrer le matin de bonne heure. Il fait frais et les
routes sont vides, le peu de personnes qui y roulent ne sont pas agressives. On roule à
une allure tranquille, mais sans se traîner non plus. On passe à plusieurs feux rouges
en étant sûr qu’il n’y a aucune voiture. Paul m’explique qu’il enfreint le Code de la route
en travaillant, mais respecte un certain code moral, il reste toujours courtois sur la route
et cède le passage quand il le peut.
8 h 21 — On s’arrête pour un pickup au 8 Rue du Paradis dans le 10e arrondissement à une boutique
pignon sur rue. Paul glisse son U dans les rayons pour ne pas perdre de temps à attacher son vélo,
donnant l’illusion qu’il l’est.
8 h 21 — Paul appelle le dispatch, car il semble ne pas y avoir de pli, le dispatch nous dit de patienter
le temps qu’il règle le problème de son côté.
8 h 24 — Appel du dispatch, un autre coursier avait déjà pris le pli, la livraison n’avait pas été marquée
comme faite. Paul refait le point sur les plis qu’il a pris en partant de chez Cargonautes avec le dispatch. On reprend la route.
8 h 31 — On s’arrête pour un Drop pour Farine & Co, au 10 Rue des Martyrs dans le 9e arrondissement,
Paul sonne à l’interphone et rentre dans une grande porte de garage.
8 h 33 — On reprend la route. Paul m’explique que le prochain client, Berrie, est un boulanger
pour qui Cargonautes livre régulièrement, qui fait livrer ses pains dans ses autres boulangeries.
8 h 35 — Arrivée à la boulangerie Berrie, au 39 rue de Saint-Lazare dans le 9e arrondissement,
chargement des sacs de pains.
8 h 35 — On reprend la route vers le 18e arrondissement.
8 h 43 — Arrêt au 181 rue Ordener dans le 18e arrondissement chez un pâtissier, B.O.U.L.O.M,
un coursier de chez Cargonautes est déjà sur place et attend ses plis. Paul va signaler son arrivée,
pour que le pâtissier prépare son pli.
8 h 44 — L’autre coursier part en direction du 19e arrondissement.
8 h 44 — Le pâtissier apporte le pli à Paul, et l’informe qu’il s’est rendu compte qu’il a oublié
un pli pour l’autre coursier. Paul appelle le dispatch pour qu’il rappelle le coursier.
Le dispatch ne nous oblige pas à attendre le retour du coursier, on reprend la route vers le 17e arrondissement.
8 h 52 — Arrivée au 45 rue des Moines, devant une autre boulangerie Berrie, Paul dépose le sac de pain.
8 h 54 — On reprend la route.
8 h 58 — On arrive dans une petite impasse, 9 Cité de Pusy, Paul sonne à l’interphone et rentre
dans une grande porte rouge, pour un Drop chez un particulier.
8 h 59 — On reprend la route pour le 8e arrondissement. La circulation commence à se faire apercevoir.
Un taxi nous coupe la route en sortant d’un garage, je freine de justesse pour ne pas finir sur son capot,
il n’a pas ralenti un instant et ne s’est pas excusé. On râle sur ce genre de comportement sur la route,
n’aidant en rien la co-circulation et la confiance à rouler en ville pour certaines personnes non initiées.
9 h 11 — On s’arrête au 33 rue Jean Goujon à la Maison Villeroy pour y déposer un pli.
9 h 11 — On reprend la route vers le 1er arrondissement, en évitant l’Avenue des Champs-Élysées
et la Place de la Concorde, qui sont horribles avec leurs pavés, mais qui surtout pourrait secouer
les marchandises dans le vélo cargo.
9 h 18 — On s’arrête au 18 rue de Mont Thabor, devant la sortie du personnel de l’hôtel Le Meurice.
Paul y récupère des pâtisseries faites par le chef Cédric Grolet. Le dispatch appelle Paul pour le prévenir
qu’il lui a enlevé ses deux dernières adresses pour les mettre sur le créneau de l’aprèm midi qui est presque vide.
9 h 22 — On reprend la route pour notre dernière adresse.
9 h 24 — Paul sonne à l’interphone et rentre dans une grande porte grise. Lui emboîte le pas un postier
qui fait sa tournée avec un petit caddie.
9 h 30 — On rentre en direction du hangar de Cargonautes. Sur la route, on échange sur nos expériences de vélos,
on roule souvent côte à côte pour s’entendre dans la circulation qui est redevenue habituelle.
À deux reprises on se fait sonner, par une trottinette électrique qui voulait absolument nous doubler
en arrivant sur un stop, on n’a pas compris, et par un excité de la sonnette à vélo qui je l’imagine n’était
pas serein sur la route et voulait juste se faire entendre. Sonner en continu à l’effet contraire,
ça rajoute de la nuisance sonore et ça agace les chauffeurs et les autres cyclistes. Et pour clôturer notre sortie,
alors qu’on roulait côte à côte sur une piste cyclable, qu’on se décalait pour laisser une dame en face passer,
elle nous a insultés d’une violence rare, c’était à la fois spectaculaire et ridicule.
10 h 16 — On arrive au chez Cargonautes, Paul range son vélo cargo, vérifie que toutes ses courses ont bien été validées.
Et n’ayant pas d’autre course de la matinée, il a discuté et fait un foot avec le dispatch.
Lorsque la livraison se rapproche de sa destination finale, le dernier kilomètre est une solution servant à définir la logistique mise en place dans la chaîne transitant entre l’entrepôt et le destinataire. Il comprend l’ensemble des agents, des opérations et des équipements qui sont associés et utilisés dans ce dernier segment.
Le développement du numérique a bouleversé nos usages et la façon dont nous consommons. Puis, apparu au début des années 2000, le commerce en ligne représente aujourd’hui 13 % du commerce de détail des biens. En 2020, il a augmenté de 37 % par rapport à l’année 2019 en raison de la crise sanitaire du Covid. Ce développement du e-commerce a bouleversé les secteurs du commerce et de la logistique, faisant du dernier kilomètre un défi majeur pour les logisticiens. En effet, il représente un coût important pour les entreprises et a un impact environnemental non négligeable. Les premiers kilomètres entre les fabricants et les premiers hangars de stockage sont traités en flux tendus, à contrario du dernier kilomètre qui dépend des commandes ponctuelles des destinataires, ce qui augmente les coûts unitaires de transport. Outre cette dimension financière, le dernier kilomètre a également un impact néfaste sur l’environnement avec des émissions accrues de gaz à effet de serre. Les émissions de CO2 et le prix unitaire du produit augmentent à mesure que le colis se rapproche du client1. Le dernier kilomètre de livraison est le plus coûteux : sa tarification est estimée à 20 % du coût total de la chaîne. À l’échelle nationale, il représente environ 20 % du trafic et occupe 30 % de la voirie. Outre cela, selon le Comité d’analyse stratégique, il est également à l’origine de 25 % des émissions de gaz à effet de serre2 3. En ville, le transport de marchandises représente 35 % du CO2 émané et 50 % du gazole consommé4. À Paris, on estime qu’un véhicule sur cinq transporte des colis. Ces conséquences sont encore plus importantes avec la généralisation des livraisons en 24 heures ou le jour même puisqu’elles sont « rapides », ce qui va obliger les entreprises à ne pas forcément optimiser le nombre de colis par transport. Ainsi, cela va fortement augmenter leurs émissions de CO2. Par conséquent, la livraison à vélo en ville vient s’inscrire comme un moyen plus compétitif, plus sain et plus efficace. En effet, à l’exception de certains vélos cargo électrique, la livraison à vélos ne consomme pas d’énergie autre que celle des coursiers, elle n’émet aucun gaz à effet de serre et aucune pollution sonore5. Elle permet également une meilleure circulation en ville puisque, contrairement aux voitures ou aux camions de livraison, le vélo prend très peu de place sur la chaussée et il peut se stationner en tout lieu sans bloquer la circulation. Sa praticité et sa fluidité dans le trafic lui permettent un laps de temps très rapide entre le lieu de stockage et de livraison.
1 - Manager-genethic, Dossier —La logistique du dernier kilomètre, blog.gen-ethic.com, 10 juillet 2020.
2 - Rungis, Marché International, Transport, La logistique du dernier kilomètre, rungisinternational.com, consulté en janvier 2021.
3 - Gilles BON-MAURY, Vincent CONSTANSO, Marie DEKETEKAERE,
Julien FOSSE, Vivien GUÉRIN, Patrick LAMBERT, Valentine VERZAT
& Philippe VINÇON, Pour un développement durable du commerce en ligne, France Stratégie, Conseil général de l’environnement et du développement durable, Inspectione générale des finances, à Paris, le 19 février 2021
4 - Manager-genethic, Dossier —La logistique du dernier kilomètre, blog.gen-ethic.com, 10 juillet 2020.
5 - Couriier, couriier.com, consulté en février 2021.
Le bureau ou hangar est un lieu important pour les coursiers : c’est d’ici qu’ils commencent et finissent leurs journées de livraison. Il sert également de stockage tampon, de plus ou moins courte durée, où le dispatch supervise les livraisons et réceptionne les plis. On y fait le tri des plis et la redistribution. Au départ des tournées, les coursiers y chargent leur vélo cargo et leur sac. Par exemple, chez Couriier, les tournées des écoplis d’opticien sont réparties dans des bacs, chacun d’entre eux correspond à deux ou trois arrondissements. Les coursiers estiment leur tournée en fonction du remplissage des bacs et peuvent ainsi rassembler ou diviser les bacs entre eux selon s’ils sont plus ou moins remplis. Ils sont souvent seuls lors des tournées, le bureau permet ainsi d’être un lieu de réunion et de retrouvailles lors de leur pause, avant ou après leur tournée et ils peuvent y attendre lorsqu’il y a peu de commandes. L’endroit est souvent aménagé pour le confort des coursiers afin qu’ils puissent récupérer et relâcher la tension de la course, avec un espace de cuisine, des canapés, hamacs, table basse, etc. En fonction de l’espace disponible, un babyfoot ou une table de pingpong y sont installés. Lors de ces pauses, les coursiers peuvent échanger entre eux non seulement à propos de leurs livraisons et de leurs raccourcis, mais également qu’ils organisent d’évènements en dehors de leur activité de travail : des alleycats, des sorties en bikepacking, des sorties sur pistes au vélodrome, etc. De plus, on retrouve toujours un espace atelier de réparation dans les bureaux : c’est un indispensable. En effet, les cargos y sont constamment révisés pour prévenir pour éventuel problème technique. Les coursiers s’en servent également pour leurs vélos personnels où ils les personnalisent, les améliorent et les révisent. Avec l’aide de coursiers expérimentés, j’ai pu apprendre les fondamentaux de la mécanique du vélo, et ainsi, réaliser les premières améliorations de mon vélo. Chez Cargonautes (ex-Olvo), le hangar dispose d’étagères équipées pour recharger les batteries des vélos cargo, des casques à la disponibilité des coursiers et également des fiches informatives à propos de l’organisation du hangar, de la chaîne du froid, des conditions de salariat et divers conseils.
Chistole est un mot d’argot propre à l’univers des coursiers, désignant les soirées arrosées ou les moments de beuverie en fin de journée. C’est un mot crié pour appeler les coursiers à boire un verre, c’est le relâchement et la récompense d’une longue journée de livraison. C’est également le prix commun de tous les coureurs d’alleycat, c’est le prétexte pour faire la fête entre coursiers. Yoann, coursier professionnel roulant un grand nombre de kilomètres et manager chez Cyclofix France, décrit parfaitement la chistole dans une interview sur le blog de Cyclofix :
C’est simple, la chistole tu ne peux pas comprendre tant que tu n’as pas pratiqué. C’est un truc de coursier. La chistole c’est te taper ta journée de 100 bornes, après une soirée d’enfer, avec l’impression de mourir à chaque feu rouge. Mais qu’on se le dise, la soirée en question en valait clairement la peine ! Et je recommencerai sans me poser de question.
[…]
C’est davantage un état d’esprit en fait. En devenant coursier chez Couriier, de là où je tire ma culture du vélo et mon sens du management, je ne savais pas trop ou je mettais les pieds et ça m’a un peu pété à la tronche. Comme une évidence, on s’amuse, on boit, on sort, mais le lendemain matin on assure, on est pro et à l’heure.1
1 - Xavier, [Portrait] Yoann. « La ride et la chistole », cyclofix, blog.cyclofix.com, 20 mars 2017.
Une alleycat, autrement dit chat de gouttière, est une course de coursiers en pleine ville sur 20 à 30 kilomètres. Elles ne sont généralement pas déclarées à la ville1. Le principe est de relier dans un ordre choisi tous les checkpoints présents sur le manifeste et d’arriver le premier au finish (à l’arrivée). Le manifeste est une feuille de papier avec toutes les adresses à relier. Il est semblable à une des missions du dispatch lorsqu’il attribue des adresses aux coursiers. Il peut s’agir d’une simple liste d’adresses, ou alors comme une énigme à résoudre. Le manifeste a globalement un graphisme très économe et élémentaire. Il est soit réalisé à la main et photocopié ou soit composé avec un outil de traitement de texte. On observe parfois des illustrations, des photographies, des originalités typographiques, ainsi que certains effets de mise en page, tels que des encadrés, des mots barrés, des lettres à l’envers ou l’utilisation de glyphe à la place de lettres pour troubler la lisibilité. Il est généralement édité en noir et blanc avec une imprimante bureautique. Il rappelle ainsi les visuels de la culture DIY et de la contre-culture punk. De rares règles régissent les alleycats : avoir un casque, respecter les checkpointeurs et les autres coureurs. Autrement, les coureurs sont libre de rouler comme ils veulent en respectant plus ou moins le Code de la route. Les premiers remportent des lots, comme des accessoires, des pièces de vélo, des vêtements ou des sacs par exemple, qui sont habituellement financés par les inscriptions ou par quelques sponsors officieux.
La course comporte plusieurs étapes. Au début de chaque alleycat, les organisateurs distribuent des petites cartes généralement plastifiées : les StokeCards. Elles sont à coincer dans les rayons de roue comme preuve de participation. Après la course, elles sont gardées comme un souvenir et collectionnées par certains coureurs. D’ailleurs, certaines roues de vélo sont remplies de stokecard. Par exemple, Arden de Raaij partage une partie de sa collection sur le site Mediamatic. Concernant le départ de la course, les vélos sont posés au sol, le manifeste est glissé dans les rayons et les compétiteurs partent en ligne pour récupérer leur monture, un départ type « Le Mans »2. À ce moment-là, les coureurs ne se précipitent pas à rouler, ils prennent connaissance des adresses de checkpoint et ils étudient l’ordre et la trajectoire la plus optimale. Les coureurs ayant une bonne connaissance de la ville peuvent être avantagés. Une fois la trajectoire définie, les coureurs partent en direction du premier checkpoint en roulant très rapidement. Les checkpoints peuvent avoir plusieurs formes, ils peuvent être des lieux ou des éléments à photographier pour les faire valider par la suite, ou alors, il peut y avoir quelques personnes, nommées checkpointeurs, qui valident le passage des coureurs sur le manifeste avec un tampon. De plus, des défis sont parfois préparés aux checkpoints afin d’ajouter du challenge à la course, comme mémoriser une phrase pour le prochain checkpoint, faire des tours de ronds-points, transporter un pneu jusqu’au prochain checkpoint ou encore dégonfler et regonfler ses pneus. Une fois tous les checkpoints reliés, les coureurs doivent atteindre le finish (le lieu d’arrivée) pour la validation de leurs checkpoints. C’est au finish que tous les coureurs et les checkpointeurs se retrouvent, tout le monde débrief de sa course, et c’est CHISTOLE !
1 - Pauline DUCOUSSO, À Paris, les fixies se déchaînent, Le Point, Lifestyle, 11 juillet 2019.
2 - Stéphane BARBÉ, Le départ des 24 heures du Mans toujours servi show, dans Série les quatres piliers du Mans, L’Équipe, 18 août 2021.
Un ami graffeur me partage une vidéo YouTube sans trop d’explications. ONEDAY with ‘ELOFANT’ NANTES to PARIS1. La vidéo vient d’une chaîne qui interview des graffeurs en même temps qu’elle les film en pleine action. Ils graffent un symbole représentant une patte d’éléphant, trois demi-cercles alignés dans un grand demi-cercle. Dès les premières phrases, je comprends pourquoi mon ami me l’a envoyé :
« Elofant crew, papate gang pour la famille. On est un club de cyclistes gribouilleurs. On a commencé début 2000 chacun de notre côté, chacun avec ses équipes propres, mais on a toujours été et sommes toujours un groupe d’amis soudés. Depuis 2 ans, on s’est mis à poser le même truc, tous ensemble. »
Lors de l’interview, on voit plusieurs graffeurs qui sont souvent accompagnés de vélos. Ils portent des cuissards sous leur short et possèdent un sac de coursiers. Ils ne parlent pas livraison ou de vélo pendant l’interview, seulement de graff. À la fin, ils font une dédicace au Shlag Lab2, aux cyclistes et particulièrement aux coursiers.
« Bisous aux ZX, Shlag Lab, ELZK, NBK, WR, PTB, tous les gens à vélo et surtout les coursiers parisiens, vous êtes des machines, on vous aime. Grosse dédicace à Poulidor, le loser magnifique par excellence, REP mon pote. »
Je ne prête plus trop attention à ces graffeurs. Mais sans les chercher, je commence à remarquer
de plus en plus leurs graff dans Paris lorsque je suis à vélo. C’était comme si ces graffeurs savaient
exactement où les coursiers portent leur regard dans la ville lorsqu’ils roulent. Je retrouve même
leur tag gravé sur une plaque d’ascenseur dans un cabinet d’avocat où j’ai pu livrer. Il n’y a aucun doute,
ces graffeurs sont des coursiers et nous faisons les mêmes livraisons. En quittant Paris, je savais que
je ne verrais plus cette patte d’éléphant qui était rattachée à cette ville. Mais j’y retourne parfois
pour participer à des alleycats. D’ailleurs, à l’une d’entre elles, je retrouve la patte d’éléphant,
non pas sur un mur, mais tatouée sur la jambe d’un des organisateurs de la course.
Je n’ai pas encore percé le mystère de cette patte d’éléphant et je ne pense pas vouloir trouver
l’origine de ce symbole. J’apprécie la manière dont il surgit lorsque je suis proche de la culture des coursiers.
1 - Writers 2 Banlieue, ONEDAY with ‘ELOFANT’ NANTES to PARIS, 9 min, 14 février 2020.
2 - Shlag Lab est un atelier de sérigraphie et un salon de tatouage proche du milieu des coursiers.
À peine le troisième confinement terminé, une TechnoVélo Parade est annoncée à Paris le 15 mai. Il s’agit d’une ride de cyclistes de tous horizons, accompagnés de vélos cargos qui sont équipés d’enceintes et de systèmes sons, un.e DJ peut être parfois présent. Pendant le confinement, une vidéo de TechnoVélo Parade à Berlin est devenue virale et c’est ce qui a poussé les parisiens, Nuits de Grâce, à organiser une édition dans la capitale. Il s’agissait de l’occasion parfaite pour « se retrouver » à la suite de cette troisième période de confinement, dans un objectif de partage et de convivialité sans être au contact direct avec les autres participants. Malheureusement, quelques jours auparavant, l’évènement a été annulé puisque les rassemblements de plus de dix personnes n’étaient pas autorisés. Cependant, mi-juin, les organisateurs de l’évènement annoncent enfin une nouvelle date : le 3 juillet. La parade prévoit de partir de Nation en passant par Bastille, rejoindre les quais de la Seine jusqu’au Trocadéro et faire demi-tour pour relonger la Seine et enfin, remonter à République. Le jour même, je rate le début de la parade. Je décide de les retrouver sur leur chemin du retour. Au sud du Jardin des Tuileries, j’entre dans un tunnel et je commence à entendre le raisonnement d’une musique sourde. À mi-chemin du tunnel, j’aperçois un attroupement de cyclistes à l’arrêt devant un vélo cargo chargé d’enceintes et un triporteur avec une DJ. À la sortie du tunnel, le cortège s’est arrêté en raison d’une grande affluence sur les bords de Seine. Après plusieurs minutes dans le tunnel à taper du pied, la parade fait demi-tour en direction de la Place de la Concorde. Elle rejoint ensuite Rivoli afin de pouvoir redescendre sur la double piste cyclable jusqu’aux Halles, sans que ce soit gênant pour les autres personnes. Dans la parade, il y a divers vélos et personnes : des jeunes de la BikeLife avec leurs vélos colorés faisant des wheeling et d’autres figures, des amoureux de la techno venus avec leurs vieux vélos vintages grinçants, des coursiers avec leurs fixies épurés, des vélos hollandais et même des vélibs. Sur tout le trajet, le cortège attire l’attention avec le triporteur à sa tête et le vélo cargo pour fermer la marche. Nous roulons jusqu’aux Halles où nous nous arrêtons brièvement en ayant toujours la musique à fond. Puis, nous reprenons la route dans la Rue de Turbigo jusqu’à l’arrivée, la Place de la République. Le triporteur et le vélo cargo se glissent dans un coin de la place et tout le monde pose son vélo autour afin de passer d’une danse en selle à une danse debout. Plusieurs curieux se joignent au petit rassemblement. Au bout de quinze minutes, deux motards de la police arrivent, observent la scène et repartent. Lorsqu’ils sont arrivés, je pensais qu’ils allaient mettre fin à l’évènement, mais ce n’était pas le cas. Cinq minutes plus tard, trois fourgons débarquent de chaque côté de la place et plus d’une dizaine de motards encerclent les enceintes. Très rapidement, nous nous retrouvons entourés de plus d’une cinquantaine de policiers tandis que nous étions une quinzaine de cyclistes. Plusieurs groupes de policiers commencent à contrôler les cyclistes. Je profite d’être encore sur mon vélo pour slalomer entre eux et me mettre à l’écart. Malgré le fait que la manifestation soir déposé et autorisé, les policiers ont arrêté la musique de manière définitive. Je ne reste pas longtemps sur la place afin de ne pas rencontrer des problèmes. Mi-août, je vois sur Facebook qu’une autre parade est annoncée, j’en déduis qu’ils n’ont pas rencontré de problème avec la police. Malheureusement, je n’ai pas pu y participer, mais je garde l’œil ouvert dès l’annonce d’une nouvelle parade.